© Andreas Feininger, Wysse, Sweden, Beach, 1934
« C’est fini. La plage de Big Sur est vide, et je demeure couché sur le sable, à l’endroit même où je suis tombé. La brume marine adoucit les choses; à l’horizon, pas un mât; sur un rocher, devant moi, des milliers d’oiseaux; sur un autre, une famille de phoques: le père émerge inlassablement des flots, un poisson dans la gueule, luisant et dévoué. Les hirondelles de mer atterrissent parfois si près, que je retiens mon souffle et que mon vieux besoin s’éveille et remue en moi: encore un peu, et elles vont se poser sur mon visage, se blottir dans mon cou et dans mes bras, me recouvrir tout entier… A quarante-quatre ans, j’en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle. Il y a si longtemps que je suis étendu sans bouger sur la plage que les pélicans et les cormorans ont fini par former un cercle autour de moi et, tout à l’heure, un phoque s’est laissé porter par les vagues jusqu’à mes pieds. Il est resté là, un long moment, à me regarder, dressé sur ses nageoires, et puis il est retourné à l’Océan. Je lui ai souri, mais il est resté là, grave et un peu triste, comme s’il savait …
… C’est fini. La plage de Big Sur est vide sur cent kilomètres, mais lorsque je lève parfois la tête, je vois des phoques sur l’un des deux rochers devant moi, et sur l’autre, des milliers de cormorans, de mouettes et de pélicans, et parfois aussi le jet d’eau des baleines qui passent au large, et lorsque je reste ainsi une heure ou deux immobile sur le sable, un vautour se met à tourner lentement au-dessus de moi.
Il y a bien des années, maintenant, que ma chute s’est accomplie, et il me semble que c’est ici, sur les rochers de la plage de Big Sur que je suis tombé et que voilà une éternité que j’écoute et essaye de comprendre le murmure de l’Océan.
Je n’ai pas été vaincu loyalement.
J’ai les cheveux grisonnants, à présent, mais ils me cachent mal, et je n’ai pas vraiment vieilli, bien que je doive approcher maintenant de mes huit ans. Je ne voudrais surtout pas que l’on s’imagine que j’attache à tout cela trop d’importance, je refuse de donner à ma chute une signification universelle, et si le flambeau m’a été arraché des mains, je souris d’espoir et d’anticipation, en pensant à toutes les mains qui sont prêtes à le saisir, et à toutes nos forces cachées, latentes, naissantes, futures, qui n’ont pas encore donné. Je ne tire de ma fin aucune leçon, aucune résignation, je n’ai renoncé qu’à moi-même et il n’y a vraiment pas grand mal à cela.
Sans doute ai-je manqué de fraternité. Sans doute n’est-il pas permis d’aimer un seul être, fût-il votre mère, à ce point.
Mon erreur a été de croire aux victoires individuelles. Aujourd’hui que je n’existe plus, tout m’a été rendu. Les hommes, les peuples, toutes nos légions me sont devenus alliés, je ne parviens pas à épouser leurs querelles intestines et demeure tourné vers l’extérieur, au pied du ciel, comme une sentinelle oubliée. Je continue à me voir dans toutes les créatures vivantes et maltraitées et je suis devenu entièrement inapte aux combats fratricides.
Mais pour le reste, qu’on veuille bien regarder attentivement le firmament, après ma mort: on y verra, aux côtés d’Orion, des Pléiades ou de la Grande Ourse, une constellation nouvelle: celle du Roquet humain accroché de toutes ses dents à quelque nez céleste. »
© Romain Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard, 1960
© Elliott Landy, John Lee Hooker, Aero infrared film, NYC, 1969
