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Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux

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Audrey LhommeAudrey Lhomme  @odrelom

Le soleil, se levant aux sommets de l’Hymette,
Du temple de Thésée illuminait le faîte,
Et, frappant de ses feux les murs du Parthénon,
Comme un furtif adieu, glissait dans la prison.
On voyait sur les mers une poupe dorée,
Au bruit des hymnes saints, voguer vers le Pirée,
Et c’était ce vaisseau dont le fatal retour
Devait aux condamnés marquer leur dernier jour ;
Mais la loi défendait qu’on leur ôtât la vie
Tant que le doux soleil éclairait l’Ionie,
De peur que ses rayons, aux vivants destinés,
Par des yeux sans regard ne fussent profanés,
Ou que le malheureux, en fermant sa paupière,
N’eût à pleurer deux fois la vie et la lumière !
Ainsi l’homme exilé du champ de ses aïeux
Part avant que l’aurore ait éclairé les cieux.

Attendant le réveil du fils de Sophronique,
Quelques amis en deuil erraient sous le portique
Et sa femme, portant son fils sur ses genoux,
Tendre enfant dont la main joue avec les verrous,
Accusant la lenteur des geôliers insensibles,
Frappait du front l’airain des portes inflexibles.
La foule, inattentive au cri de ses douleurs,
Demandait en passant le sujet de ses pleurs,
Et, reprenant bientôt sa course suspendue,
Et dans les longs parvis par groupes répandue,
Recueillait ces vains bruits dans le peuple semés,
Parlait d’autels détruits et des dieux blasphémés,
Et d’un culte nouveau corrompant la jeunesse,
Et de ce Dieu sans nom, étranger dans la Grèce !
C’était quelque insensé, quelque monstre odieux,
Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux,
Qu’atteignait à la fin la tardive justice,
Et que la terre au ciel devait en sacrifice ;
Socrate ! et c’était toi qui, dans les fers jeté,
Mourais pour la justice et pour la vérité !

Enfin de la prison les gonds bruyants roulèrent ;
A pas lents, l’oeil baissé, les amis s’écoulèrent.
Mais Socrate, jetant un regard sur les flots,
Et leur montrant du doigt la voile vers Délos :
«Regardez ! sur les mers cette poupe fleurie,
C’est le vaisseau sacré, l’heureuse Théorie ;
Saluons-la, dit-il : cette voile est la mort !
Mon âme, aussitôt qu’elle, entrera dans le port !
Et cependant parlez ! et que ce jour suprême
Dans nos doux entretiens s’écoule encor de même !
Ne jetons point aux vents les restes du festin ;
Des dons sacrés des dieux usons jusqu’à la fin :
L’heureux vaisseau qui touche au terme du voyage
Ne suspend pas sa course à l’aspect du rivage ;
Mais, couronné de rieurs, et les voiles aux vents,
Dans le port qui l’appelle il entre avec des chants !

Les poètes ont dit qu’avant sa dernière heure
En sons harmonieux le doux cygne se pleure ;
Amis, n’en croyez rien : l’oiseau mélodieux
D’un plus sublime instinct fut doué par les dieux.
Du riant Eurotas près de quitter la rive,
L’âme, de ce beau corps à demi fugitive,
S’avançant pas à pas vers un monde enchanté,
Voit poindre le jour pur de l’immortalité,
Et, dans la douce extase où ce regard la noie,
Sur la terre en mourant elle exhale sa joie.
Vous qui près du tombeau venez pour m’écouter,
Je suis un cygne aussi : je meurs, je puis chanter !»

Sous la voûte, à ces mots, des sanglots éclatèrent ;
D’un cercle plus étroit ses amis l’entourèrent :
«Puisque tu vas mourir, ami trop tôt quitté,
Parle-nous d’espérance et d’immortalité !
- Je le veux bien, dit-il : mais éloignons les femmes ;
Leurs soupirs étouffés amolliraient nos âmes ;
Or, il faut, dédaignant les terreurs du tombeau,
Entrer d’un pas hardi dans un monde nouveau !

Lamartine – Méditations poétiques – La Mort de Socrate (1823)



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